Ginette Michaud
J’habite un caillou. Tableaux récents. Galerie Graff, Montréal. 2001
Quelles trajectoires, quels décollages, quels désassemblages dans cette suite de toiles! Jocelyn Jean repique ici le motif de la maison, bien connu des familiers de son travail, mais c’est pour le déplacer de manière saisissante, violente même, vers de toutes nouvelles propositions picturales. Cette forme prête — à — (dé) construire, il l’arrache ici à la gravité et à la pesanteur terrestre, il l’arrache ici à la gravité et à la pesanteur terrestre, il la met en espace, mieux, il l’envoie en orbite. D’où regarderons-nous ces tableaux? De quel point de vue, à quelle distance? De loin, en surplomb, en vue aérienne, comme d’un avion cartographiant un territoire inconnu ou d’un satellite (MIR perdu dans l’espace) projetant une vue insolite de la terre? Ou de près, de très près, pour ne rien perdre du fil (cousu, coupé, noué) qui raconte une tout autre histoire? Et ce ne sont là que quelques possibilités parmi tant d’autres : vues frontales, plans rapprochés, lignes horizontales, points de fuite, la combinaison des prises de vue varie sans arrêt d’un tableau à l’autre, et plusieurs fois à l’intérieur de chaque tableau. C’est tout notre savoir-regarder qui ressort sens dessus dessous de cette expérimentation, exorbité en quelque sorte par la rencontre imminente du proche et du lointain, de l’envol et de l’écrasement aussi impossibles qu’indissociables.
Tout ce travail est soutenu, comme c’est souvent le cas chez Jocelyn Jean, par un paradoxe, une tension productrice qui maintient fermement deux forces contraires : par exemple, l’effet de vitesse produit par cette démultiplication vertigineuse de plans perspectives et la patience, la lenteur exigée par l’exécution de chacune de ces maisons minutieusement cousues main (dix points seulement pour la cheminée). On pourrait penser à bien d’autres contradictions fécondes : entre la porosité du « fond » et la précision stylisée de la « figure », entre le « sali » et la ligne « pure », entre la répétition du motif et l’archive chaque fois unique, entre le « patron » et sa prolifération imprévisible… Entre la peinture et la couture se faufile — ou se surfile — une nouvelle figure, forme hybride de compromis entre deux résistances, processus de transition technique à l’œuvre qui remet en question le statut même de la peinture, au fond si peu statique, si peu stable (fixez, si vous le pouvez, ce qui se passe au fond de ces « fonds »). À sa manière inventive et discrète, Jocelyn Jean, par ce travail à deux mains peinture/couture, déstabilise encore un peu cette vieille culture de la toile et en réinterroge les fondements et limites.
Et si la peinture, ce multimédia d’avant l’invention de la Toile Internet, était essentiellement parabolique? Ce mot conviendrait peut-être à cette recherche, à la condition toutefois de l’affranchir du discours théologique. Une « parabole », c’est d’abord la courbe décrite dans l’atmosphère par un corps en mouvement (selon Littré), et cette courbure spiralée, dans toutes ses oscillations décomposées, est bien la dynamis de ces tableaux. « Parabole » désigne aussi une figure allégorique qui passe par l’indirect, l’oblique ou l’ellipse pour se laisser déchiffrer, toujours à double sens. Et même si la narration se fait minimaliste, il y a bien un récit à retracer dans ces étoiles (un souci écocosmologique, une critique ironique du Progrès techno-économique comme règne de l’Identique : mais pas de discours, tout passe par le matériau). « J’habite un caillou » est le titre de cet ensemble : autant dire le temps et l’espace, qui sont les deux grands vecteurs de la peinture. Mais cette petite phrase n’est pas seulement l’énoncé poétique générateur de cette exposition : habiter (et avec quelle idée de l’hospitalité : serons-nous dans le monde comme un bernard-l’hermite, un papillon, un banlieusard trop bien casé?) est la question picturale mise en espace dans chacun de ces tableaux, et sa résonance à l’évidence ne se limite pas à une seule dimension…
Cette parabole, que nous donne-t-elle à voir? Une forme, réduite à ses plus simples lignes, prête à toutes les métamorphoses. Cette maison-modèle, qui garde l’empreinte des Meccano et Lego de notre enfance, est une maison mobile infiniment transformable, transportable, escamotable (îlots résidentiels des banlieues rectilignes, cabanes de pêche virevoltant dans le ciel, cabines spatiales, hydravions, coquille de crustacé, parachutes et j’en passe). Elle glisse, elle flotte, elle tournoie : elle est tout sauf solidement plantée dans un paysage. Son lien d’attachement à la terre, à un sol (en termes picturaux, au support) est devenu pour le moins ténu, il ne tient plus qu’à un fil. Que reste-t-il de la maison-abri censée protéger rêves et secrets? Comment habiter cette forme mathématisée, vidée de toute intériorité (ni dedans ni dehors, ni surface ni profondeur), ces savants calculs d’architecte (on remarquera ici une certaine fascination pour les blueprint et leur écriture dématérialisée : plans paralogiques, géométrie complexe, corps volumétriques)? Contre toute nostalgie domocentrique (pas de repli confortable sur « soi » et le « chez-soi »), Jocelyn Jean choisit plutôt la voie de la désorientation, il fait de sa maison un vaisseau, il l’envoie explorer d’autres éléments (l’air, le feu surtout), il la déplie en tous sens, selon d’autres plis, comme une boîte de carton recyclé… Serait-ce trop de dire qu’il lui bat les coutures?
Piquer, trouer, perforer la toile : pourquoi ce geste frappe-t-il irrésistiblement comme une transgression? Les travaux d’aiguille, si longtemps réservés aux dames (pour les domestiquer justement), ne sont pas habituellement perçus comme subversifs. Or ce qui frappe dans le détournement de cette technique, c’est qu’il aura appelé une certaine manipulation de la toile, impliquant un double point de vue, en piqué, sur le matériau à chaque passage de l’aiguille, de la face au « dos » du tableau, de l’endroit à l’envers, de la surface lisse à la trame rugueuse, ce tain inaccessible au regard. Cette opération de réversibilité n’est pas sans faire penser à une traversée du miroir. Travailler la toile à bras-le-corps, des deux côtés à la fois : ce passage à la limite est peut-être, de la part d’un peintre, le lieu d’une jouissance cachée, la réalisation d’un fantasme de maîtrise, sinon de possession, quant au matériau. Désir de dévoilement, de détoilement qui pique plus que la curiosité : après tout, percer la toile, l’entamer avec quelque chose de pointu n’a rien d’innocent… Ces aiguillages, tout en convoquant la mémoire de cet autre art de la main (fabrication artisanale parfois méprisée dans certaines pratiques de l’art contemporain), engagent une riche réflexion sur le matériau. En nous forçant de la sorte à nous rapprocher de la toile pour voir « comment c’est fait » — tentation très forte de toucher ces fils qui pendent, exhibés devant plutôt que tirés derrière le tableau —, ce travail nous fait aussi redécouvrir d’un angle neuf les affinités de la toile avec tant d’autres tissus, linceul, voile de bateau, écran de cinéma, toile de parachute ou de tente, cerf-volant, bâche du peintre en bâtiment…
Et cette toile, loin d’être seulement le support des figures qui y sont cousues, nous apparaît soudain comme l’énigme persistante, résistante de la peinture. Elle recèle elle aussi toute une histoire à transmettre, une histoire très ancienne, archaïque, préhistorique même, de feu et de sang, de ruine et de rouille, de guerre et de braise. Cette toile se fait peau, parchemin, peau de chagrin rongée, brûlée, détruite (des traces de mains, de pieds sont encore décelables dans ses ombres). Me revient en mémoire l’interprétation que donne Freud de l’écriture comme piétinement du corps, de la mère : ce qui vaut pour la page blanche vaudrait encore plus, me semble-t-il, pour la toile et l’inexpugnable relation à la materia du peintre. Tout un travail de deuil dans, ces fonds de cendres… Mais peut-on même encore parler de fond au sujet de ces tourbillons de formes éclatées, de ces nuées livrées à l’indétermination et à sur les fragiles surpiqûres? La réversibilité n’est pas ici qu’affaire de figure, de cadre ou de fabrication, elle touche aussi de manière fondamentale la couleur. On remarquera en effet que ces rouges travaillent dans toute cette suite à rebours des perceptions chromatiques toutes faites. Délestés de toute solidité, allégés en pêche et rose subtils, flous et parfois presque transparents, ces rouges changent eux aussi radicalement d’élément, ils flottent tels des voiles de gaz ou des écrans de brumes suspendus dans l’atmosphère… Comme si, même en étant aux antipodes du « bleu outremer » présent dans d’autres étapes du travail du peintre, ces rouges en gardaient néanmoins la mémoire, conservant ses qualités aériennes, ses propriétés aqueuses. Ces fonds flottants sont à n’en point douter le centre (sans gravité) de ces tableaux. Insituables, ingouvernables, sans contours ni formes (à l’exception des quelques accidents heureux qui s’y sont déposés), ces fonds (il faudrait inventer un nouveau mot) ne restent pas sagement au fond, ils remontent et ondoient entre deux états. Retenus par le bas, ils paraissent s’élever, à la fois surface, support et substance matérielle, précaire matière informe, forme infiniment virtuelle. Matériaux de construction, ils portent une autre idée de maison, ils abritent, de manière transitoire et tenace, la peinture, sans chercher à la contenir ni à la retenir. Ce qui se passe là ne se laisse pas facilement épingler.
© Ginette Michaud, texte d’accompagnement de l’exposition J’habite un caillou, 2001