Francine Paul
Jocelyn Jean : Apparences et Autres indices, Maison de la culture Côte-des-Neiges / Galerie Graff, 1992
« L’espace comme le temps ne peuvent être toujours alignés sur des droites et des cercles, des surfaces et des angles; ils s’ouvrent parfois aussi sur d’autres parcours et se laissent pénétrer par des points de condensation, des stries, des feuilletages, tout aussi indispensables pour comprendre l’ordre et le désordre du monde. »[1]
Cette citation empruntée à Jean-Jacques Wunenburger possède le charme du discours synthétique qui, dans un autre contexte peut avoir valeur de vérité, et conserve son efficacité analytique. Ici, déplacée, cette phrase résume de façon percutante la démarche de Jocelyn Jean qui a fait glisser la géométrie, par séries interposées, dans les dessous de son œuvre alors que le geste émerge, se manifeste à la surface des choses peintes. Cette commutation se fait dans une dimension temporelle où l’avant et l’après sont des moments distincts, sans qu’une connotation diachronique ou évolutive qualifie les œuvres les plus récentes et impose un binarisme sectaire comme approche des variations plastiques et organisationnelles. Il devient alors possible de penser la continuité dans la différence, dans l’écart, plutôt que dans la linéarité d’un développement téléologique somme toute prévisible.
Par empathie avec les œuvres de Jocelyn Jean qui, dans leur sérialité et leur individualité, offrent prise à la liaison et à la séparation de leurs propriétés et de leurs éléments, nous optons pour un mode de lecture qui « cherche une appréhension dénivelée et mouvante de la complexité des choses »[2], afin de percer l’intimité des articulations des objets d’art étudiés. Leurs surfaces sous lesquelles cherchent à se faire voir des formes, exhibent dans un jeu de tonalités par la différence des grisés, une attitude nuancée qui motive l’étude des œuvres et suggère un mimétisme analytique. Plutôt que de rupture, de discontinuité, il s’agit de saisir les déplacements dans les visées du producteur sur son champ de représentation. Ainsi, le quantitatif comme le qualitatif participent à installer une attitude ouverte aux différences ténues, aux répétitions nécessaires à Jocelyn Jean pour comprendre l’ordre et le désordre de la peinture, et à nous, pour étudier l’ordre et le désordre de sa peinture.
Analyser la production récente de Jocelyn Jean permet de redéfinir les schèmes classificatoires et usuels attachés à ses œuvres pour les déplacer et les repositionner en harmonie avec ses nouvelles séries. Se pose alors le dilemme du comment dire les choses, les objets vus. Du visible au lisible s’installe la diversité des avenues qui vont de l’impression rapide, synthétique, en passant par la voie de la courte distance balisée de plusieurs exemples, ou encore, par l’arrêt sur quelques œuvres. Seul un parcours non chronologique, ouvert et attentif aux déplacements formels et organisationnels, nous paraît engageant.
Par la mise en place dans l’espace pictural de lignes, de couleurs, de formes, de matériaux aux contrastes tantôt affirmés, tantôt subtils, le peintre cherche toujours à mobiliser la perception, l’intelligence, la sensibilité et l’imagination nécessaires à la compréhension de ses textes visuels qui, à portée de la main, s’offrent au regard des spectateurs. Débute alors un circuit dynamique où des œuvres viennent à notre rencontre et cherchent notre complicité, l’espace d’un tableau, le temps d’une exposition.
Les expositions qui s’intitulent Apparences et Autres petits indices, donnent à voir, si l’on schématise, des lignes dessinées, des tracés gestuels, des magmas, des formes géométriques, des référents figuratifs qui se déploient avec une plus ou moins grande lisibilité dans/sous une couche picturale grise déposée sur une toile. Dans ces tableaux regroupés sous le nom générique
Apparences, il y a du gris, des nuances entre le blanc et le noir, et aussi des zones gestuelles dessinées, esquissées, brossées, déposées, lancées, essuyées, qu’un seul support horizontal, le plus souvent long, retient, confronte et oppose. Rencontre entre des plans cernés aux arêtes géométriquement formantes et fermantes et des régions ouvertes aux pourtours indéterminés. Des illusions, des fictions de profondeur renvoient à la surface pourtant plane. Des référents suggèrent une trame narrative où les excès par rapport à la planéité s’inscrivent sur des axes obliques, verticaux et horizontaux. Une toile à l’anonymat rompu à coup d’objets divers, de brosses, de rouleaux, peinte à plane paume ou du bout des doigts, comme s’il fallait que devienne de plus en plus directe et évidente, la pulsion de peindre des qualités jusque-là interdites, cachées, enfouies.
Et puis voici que le souvenir installe certaines images d’œuvres, certaines couleurs, certains titres, et aussi, des qualificatifs, des textures, des matières, des matériaux. Un besoin d’ordonner, de tirer au clair, de délimiter les continuités, les errances, les différences, tandis que l’œil saisit le profil d’une figure, celle de la chimère noire, forme brillante découpée sur le fond de la partie droite de Apparences : Les histoires qu’on se conte (ill. p. 16 — l 7) et dont l’hybridité semble une allégorie de la diversité des directions qu’emprunte Jocelyn Jean. Cette chimère tentaculaire renvoie aux formes nettement découpées des séries antérieures, mais aussi au geste brossé au pinceau sur chacune des surfaces colorées des grands tableaux verticaux de 1977. En effet, les pourtours légèrement découpés par les empreintes visibles d’un pinceau, dans la partie supérieure de l’imposante masse noire, se rapprochent de ces traces, celles-là beaucoup plus importantes, laissées sur le support des œuvres exposées au Musée d’art contemporain[3]. Dans les deux cas, les marques gestuelles contrastent avec l’anonymat des autres frontières rectilignes de l’aplat auquel elles appartiennent. Moins mécanique et plus affirmée dans la volonté de transgresser les structures rigides, la performance gestuelle prend dans Apparences : La fin d’une saison (ill. p.28) une liberté lyrique qui se déploie sur toute la surface de cette immense toile au format paysagiste. Ainsi, le geste, dernier élément énuméré parmi ceux qui à l’époque étaient jugés déterminants par le regroupement éphémère dont faisait partie Jocelyn Jean[4], devient expressionniste.
Cette distanciation par rapport aux recherches des Plasticiens se retrouve également dans les tableaux à l’encaustique. La matière véhicule une sensualité que décuple le mouvement qui dépose les couches de pigment fondu dans la cire et dont l’accumulation témoigne du rituel des dépôts successifs. Cependant, ce n’est que maintenant que le peintre donne à sa gestualité toute son amplitude. Les touches nuagistes, les coulées, les giclées, les tracés serpentins, les arrachages, manifestent une relation directe, accidentelle ou structurante avec le médium qui, dans les effets de transparence comme dans ceux des accumulations, laisse paraître la présence physique de l’artiste et la durée de l’exécution.
Cette façon expressive de recouvrir la surface du support diffère de sa manière de définir linéairement les plans colorés avec du ruban-cache. Cet écart entre une bordure rectiligne et la gestualité apparaît plus marqué dans Apparences : L’Écran lorsqu’une importante plage blanche au deuxième plan du tableau supporte une masse informe et sert à opposer une surface géométriquement précise à une autre aux contours flous flottant à l’avant-plan.
Si le ruban-cache lui permet de juxtaposer des plans, il utilise le compas pour réaliser des courbes et segmenter la surface. Instrument emblématique de ses recherches abstraites géométriques où les circonférences, les arcs de cercle, les rayons se coupent et se superposent, Jocelyn Jean le représente dans le tableau Compas (ill. p.8), où il semble déposé comme un reliquaire au creux de son écrin d’encaustique. À l’aide de son compas, il découpe les supports de plusieurs œuvres dont Deux deux tiers de cercle rouge (ill. p. 9) et Arcs et autres figures (ill. p. 21). C`est aussi avec cet outil qu’il dessine les cercles concentriques dans Apparences : L’un et l’autre (ill. p. l 9) où la trace matérielle de son point d’appui sur la toile est révélée par le trou au milieu des circonférences. Objet fétiche, le compas accompagne Jocelyn Jean dans son travail de « peintre-penseur-géomètre-créateur-poète »[5].
La règle, le rapporteur d’angles, l’équerre lui servent aussi parfois autant que le compas à découper en zones actives la surface de la toile, du contreplaqué ou celle du papier comme dans la série Visions Partitives. Ces dessins témoignent avec d’autres œuvres postérieures dont Indications diverses #1 , de la maîtrise avec laquelle il poursuit son exploration de la forme géométrique. Cette rigueur dans la construction de l’espace attire la comparaison avec les œuvres suprématistes et constructivistes du début du siècle et aussi avec celles, plus récentes, des peintres minimalistes américains Ellsworth Kelly et Robert Mangold. Cette longue habitude de placer, de découper des formes et de les organiser selon une syntaxe rigoureuse sur la toile, sur le mur ou sur le papier, laisse croire que Jocelyn Jean prend plaisir à vérifier et à valider cette assertion de Hubert Damisch : « … Celui qui ne sera pas versé dans la géométrie n’entendra rien aux éléments de la peinture, pas plus qu’il n’en comprendra les règles »[6].
La complémentarité de la connaissance, de l’intuition et de l’expérience, fait que ses choix, dans la mise en place des éléments formels du vocabulaire pictural, se font de plus en plus transgressivement par rapport aux acquis de l’art abstrait. La littéralité des superpositions des œuvres récentes renvoie à cette préoccupation pour la profondeur qui existe déjà en 1977 quand le blanc non traité de la toile sert de fond aux formes géométriques juxtaposées les unes aux autres et dont certaines se chevauchent, alors qu’une autre surface recouvre partiellement ces dernières. L’opacité des aplats choisis à l’époque facilite la lecture du savant feuilletage des surfaces les unes sous/sur les autres dans une profondeur quand même très rapprochée. Il faut rappeler que plus tard, le peintre, pour critiquer la planéité de la peinture, place en dehors du support le point de fuite perspectiviste auquel des diagonales renvoient. Il aime créer, par un jeu de lignes creusées, dessinées ou à la matérialité réelle comme dans l’œuvre Rouge, des figures virtuelles que nous complétons par notre propension perceptuelle à la bonne forme. Ainsi, en se stratifiant les unes sur les autres, ces figures induisent la profondeur illusionniste.
Par contre, en délaissant l’opacité de la matière picturale, il se contraint à argumenter différemment l’illusion perspectiviste. Depuis 1985 déjà, avec les premières Indications diverses, il met sous la couche de surface une autre couche de même couleur, mais à la saturation chromatique plus forte. Il installe ainsi un effet de transparence à peine lisible que seule une attention soutenue de la vision réussit à décrypter et à isoler pour quelques brefs instants. Quelquefois, une position latérale ou encore le toucher permettent d’attester de la réalité d’un mince relief, symptomatique de la présence de signes référentiels sur la couche sous-jacente et ainsi décoder qu’il y a vraiment quelque chose là-dessous. Cet affleurement passager et fugace de l’image à la surface de la toile relève des possibilités « animantes » de la peinture, telles que les définit le théoricien Georges Didi-Huberman : « … la peinture “n’animerait” son sujet, ne le révèlerait, qu’à le présenter voilé, obscurci, enterré, emmuré »[7]. Sans chercher à faire la démonstration de ces propos, Jocelyn Jean installe concrètement le dispositif pictural qui les confirme. Cette citation colle aussi bien à Apparences : L’Écran, à Apparences : Le paradoxe ou la gravité (ill. p. 25) et à Indications diverses #2 (ill. p. l2), où il camoufle des représentations cartographiques, elles-mêmes représentations construites et fictives de l’univers.
Avant même qu’il ne dissimule des référents, il travaillait la pâte en additionnant plusieurs épaisseurs de médium, ce qui donne à ses espaces abstraits une vibration chromatique qui « anime » la surface de ses propositions picturales. Récemment cependant, il affiche la volonté de questionner clairement certaines conventions de la peinture que trahit l’apparition de formes identifiables, à des degrés divers, à l’univers naturaliste. Feuilles, fleurs, nuages, organes et coquillages répondent avec ambigüité aux exigences mimétiques et perspectivistes. Dans Apparences : La fin d’une saison (ill. p.28) par exemple, il dépose sur un all over d’entrelacs une forme animale qui ressemble à un mollusque. Tantôt comme dans Apparences : Le paradoxe et le flou, la forme géométrique aux touches nuagistes grises, placée de guingois sur son double blanc, se retrouve au premier plan par rapport à la forme géométrique paradoxale, repoussée plus loin dans l’espace du tableau par la direction de ses diagonales parallèles. Quant aux tiges de fer pliées curvilinéairement et fixées sur les toiles des Indications diverses #15 (ill. p.
24), #17 et #19, leurs signes cursifs et leurs ombres ondulent et avancent dans l’espace réel des spectateurs : à cette tridimensionnalité s’ajoute la profondeur illusoire des couches monochromes qui, par transparence, laissent émerger et percevoir des référents cartographiques.
À la matité et à l’opacité du médium acrylique, il préfère souvent le chatoiement, la brillance de l’encaustique, offrant des surfaces sensuelles où l’épaisseur du matériau assure une présence physique à la couleur. Dernièrement, il travaille aussi à l’huile, à cause principalement de la densité caractéristique du noir. L’usage du crayon à l’huile qui facilite la montée à la surface du papier, de son grain et de sa blancheur, demeure exceptionnel et exclusif aux Visions partitives (ill. p. 14). Jocelyn Jean utilise le contreplaqué ou le métal pour établir des contrastes de textures et de luminosité avec d`autres matériaux et également pour insister sur les qualités graphiques des lignes qu’ils permettent d’obtenir.
Quant aux dimensions des œuvres, il privilégie d’abord les grands formats verticaux pour ensuite orienter horizontalement la direction des supports de ses très grands et moyens formats. Seuls les dessins de la série Visions partitives sont axés verticalement et accrochés sans le dispositif des vitres et des moulures pour maximiser la proximité non seulement chromatique mais matérielle avec le lieu d’exposition. Dans le même but, la coloration de l’arrière et des côtés de certains contreplaqués favorise la diffusion de la couleur sur la cloison et accroît ainsi la zone d’influence de l’œuvre. Cette relation directe avec le mur, les œuvres fragmentées la favorisent en intégrant au tableau l’espace blanc du mur devenu par un geste créateur et subversif, une région captive et active de l’espace pictural. En ce sens, Indications diverses #2 présente un exemple des plus percutants d’une contigüité entre la paroi et les autres différentes parties de l’œuvre puisque la ligne de graphite dessinée directement sur le mur en trace symboliquement la continuité. À cause de cette habituelle proximité entre le lieu d’accrochage et le support, les tableaux récents de Jocelyn Jean installent une remarquable dis jonction dans la présentation de son travail, et introduisent, par le cadre et la monochromie qui s`ajoutent à l’expressionnisme gestuel, un suspense dans la lecture des œuvres.
Voici donc qu’il clôture les limites de l’activité picturale puisqu’il choisit de contenir et de souligner le lieu de la représentation par le cadre, cet « appareil fait pour attirer et centrer l’attention, placé entre le spectateur et l’image »[8]. Telle une double paire de parenthèses verticales et horizontales, les moulures du cadre captent le regard et le forcent à circuler dans un espace concave. Le cadre déplace la définition de la peinture comme objet d’art à sa fonction représentative qui, à son tour, s’appuie sur un ensemble de conventions naturalistes. En effet, dans certains tableaux de la série Apparences, l’artifice de l’ornement solennise l’espace de représentation et nous attire dans une fiction bidimensionnelle qui nie son lieu, son espace réel pour déstabiliser et illusionner sur le lieu de la peinture. Jocelyn Jean, sans vouloir en faire la démonstration, reprend l’affirmation de Louis Marin pour qui le cadre est un « excédent de la représentation »[9] : externe au dispositif de représentation, il est lui-même un dispositif de présentation, de mise en scène qui attache l’acte de présenter à l’acte de représenter.
Tout en se montrant sélectif dans le choix du matériau et attentif au rôle indiciel du cadre, il évite la tentation d’un baroque débridé, à laquelle Robert Morris n’a pu résister pour focaliser l’attention sur ses recherches plus expressionnistes. Par la brillance de leur vernis et la saturation de la couleur, les cadres peints en blanc ou en noir, non seulement attirent l’œil et le retiennent dans leurs limites, mais ils pointent les pôles extrêmes entre lesquels se meuvent les grisés du monochrome de l’organisation picturale. Le blanc et le noir renvoient donc à un chromatisme mouvant dû aux variations par addition de blanc (teinte) et aux variations par addition de noir (ton), pour mieux ainsi spécifier les différences entre le clair et le sombre. Jocelyn Jean, en privilégiant ainsi le cadre et l’usage exclusif du gris comme pôle chromatique, introduit un nouveau point de vue dans sa réflexion où les conventions traditionnelles de la peinture sont supputées et motivent la transgression. Le nouvel ordre qu’il installe, pose la problématique de l’altérité et invite à percer différemment le mystère des signes.
Il y a maintenant partout ce gris aux capacités évanescentes fascinantes où l’on se perd, où les formes apparaissent et disparaissent. Un gris de bruine, de brouillard, de ciel d’automne, de neige. Un gris de cendre, de poussière, de nuage. Un gris flou, imprécis, qui enveloppe et nivelle dans une sorte de lumière crépusculaire les référents qui se devinent, se déplacent, défilent et échappent finalement à la nomination. Sur toutes les toiles se promènent les bâtonnets de la rétine qui, privés de l’apport informatif des cônes, cherchent à retenir durant quelques instants une image qui déjà se perd, fuit[10]. Chacun des tableaux, à l’organisation exclusive, exige des réflexes visuels inaccoutumés pour parcourir les multiples régions d’une surface pourtant unifiée par la couleur et par le cadre qui en limite l’étendue.
Sur ce gris qui, petit à petit, découvre sa multitude et ses nuances, l’œil fixe des zones, s’arrête sur des régions plus grandes qui permettent une emprise plus longue du regard. Devant ces masses informes ou autour de ces zones insaisissables verbalement, se manifeste l’angoisse qui nous fait chercher la bonne forme, la stabilité alors que tout s’agite, tout bouge dans un mouvement qui se déploie dans une profondeur restreinte. En effet, les visées obliques de figures sur un fond, les jeux de diagonales, les ellipses, les contrastes de grandeur, les principes gravitationnels contribuent à instaurer un espace perspectiviste. Par contre, l’absence de lignes, de clairs-obscurs et de couleurs locales relativise l’incursion dans l`univers mimétique.
Dans Apparences : Mon cœur dégreffé (ill. p. l8), la quantité importante de régions informes, l’impact d’une couche picturale aux attraits tactiles puissants ainsi que la présence d’un effet gravitationnel vers le bas, s’opposent par la complexité de leur interaction au seul élément référentiel dont l’efficacité mimétique est prise en otage par la couleur. Le rendu naturaliste de ce cœur exacerbé par une exactitude anatomique est pourtant saboté, mis en contradiction par sa coloration grise qui le prive d’une présence presque réelle que la couleur locale aurait apportée et magnifiée. Petit dans l’espace du tableau, il flotte à l’avant-plan sans lien narratif avec les autres composantes de la surface. Ici aussi, la dynamique plastique, même si elle favorise les analogies, ne se soumet jamais au code de la narration et ne réussit donc pas à nous faire croire à un ailleurs de l’espace de la représentation.
Jocelyn Jean fait obstacle de cette façon aux glissements, aux déplacements de sa peinture vers un univers figuratif pour que ne soit qu`illusoire la coupure dans le choix de ses variables visuelles et de leur mode d’organisation. La rupture par rapport à certaines conventions, en l’occurrence celles de l’art abstrait, demande davantage de perturbations et d’additions naturalistes pour que l’ordre pictural change de camp et soit permuté. Notamment, le gris et ses nuances dont il joue avec subtilité, empêchent le succès total de l’opération. Les touches gestuelles, l’inscription de figures sur un fond, l’ajout de principes gravitationnels, amènent aussi la figuration et certaines de ses conventions dans le champ pictural, sans pour autant que l’abstraction, et ses modes d’organisation se démobilisent et soit refoulée dans un passé historique et lointain. En fait, le jeu des transgressions permet de mieux connaître les frontières et, tel le cadre, l’abstraction contient et retient dans ses limites les tensions et les paradoxes du champ pictural sans que jamais elle ne soit complètement renversée. La transgression opère plutôt à l’intérieur de l’abstraction et ouvre le champ pictural à la semi-abstraction qui fonctionne sous une influence dominante abstraite plutôt que figurative. Il s’agit de déplacements qualitatifs qui véhiculent l’idée de l’écart, de la nuance plutôt que celle exclusive et irréversible de la rupture, du revirement.
Et puis, voilà que le nouvel ordre pictural semi-abstrait laisse surgir à la surface de la toile quelques variables naturalistes et gestuelles, tandis que la couleur disparaît et que les tracés linéaires comme les aplats diminuent. Ce nouvel ensemble contenu dans un cadre officialise la tentation des conventions de la peinture. Certains référents iconographiques, certains empâtements et l’exacerbation des qualités tactiles des surfaces paraissent afficher une transgression du code abstrait qui, déstabilisé, demeure bien en place, malgré les dénonciations répétées du nouvel ordre figuratif.
Par le jeu des différences, sa pratique devient autre, nonpareille. Avec la série Apparences, Jocelyn Jean reformule originalement son programme méthodique et rigoureux de connaissance des enjeux de la peinture. Il se positionne, non seulement par rapport aux acquis de l’art abstrait, mais il critique aussi les « nouveaux » attraits de l’art figuratif qui, sous les apparences de la déconstruction, livrent toujours les conventions perspectivistes de la Renaissance. Demeure inébranlée sa volonté de continuer à faire de sa pratique : « un ensemble de démarches raisonnées et intuitives, d’actes et de manœuvres, destinées à offrir, en substitution à nos espaces mentaux habituels, un espace ouvert aux expériences sensibles, ne serait-ce que pendant les quelques instants passés devant l’œuvre »[11].
Comme avant, la rationalité de Jocelyn Jean, ouverte à l’émotion, opère dans le choix des transgressions à mener, et travaille à ne rendre qu’illusoire le désordre de sa peinture. Il y a toujours chez lui cette débordante obsession de pousser certaines règles, d’en éprouver la résistance et de piéger les certitudes. Ainsi, le gris des Apparences, tel le tain d’un miroir, réfléchit une image renversée qui garde en mémoire le code abstrait, tandis que le flou de l’image nous renvoie à ce qui nous échappe, à la complexité de sa peinture qui continue à être cet excédent sur lequel nous butons.
© Francine Paul, catalogue Jocelyn Jean, Éditions Graff, janvier 1992
[1] Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire-Sciences et philosophie modernes : la pensée du complexe, Paris, Albin Michel, 1990,
(Coll. Sciences et symboles), p.258.
[2] Ibid, p.27.
[3] Au printemps 1977, Jocelyn Jean y présente dix grands formats dans une exposition qui regroupe ses peintures et celles de Luc Béland, Lucio de Heusch et Christian Kiopini.
[4] Avec Luc Béland, Lucio de Heusch et Christian Kiopini, Jocelyn Jean partage des dénominateurs communs dont l’un se lit comme suit dans un texte
cosigné et daté d’avril 1976 : « La volonté d’effectuer un retour critique sur la peinture par le biais de ses éléments déterminants soit : la forme, la couleur et par extension le geste ». Texte publié dans le catalogue Luc Béland, Lucio de Heusch, Jocelyn Jean, Christian Kiopini lors de leur exposition collective au Musée d’art contemporain de Montréal au printemps 1977.
[5] Gilles Toupin, « La vigie et le géomètre », texte du canon d’invitation de l’exposition Tableaux récents, à la Galerie Graff en novembre 1983.
[6] Hubert Damisch, Théorie du nuage, Pour une histoire de la peinture, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p.159.
[7] Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, Éditions de Minuit, 1985, (Coll. Critique), p.l20.
[8] Meyer Schapiro, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’an visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques », Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1990, (Col1.Tel) p.12.
[9] Louis Marin, Opacité de la peinture, Essais sur la représentation au Quattrocento, Paris, Éditons Usher, 1989, p. 55.
[10] Dans le mécanisme de la vision, les bâtonnets sont plus sensibles que les cônes aux très faibles intensités lumineuses. Aussi sont-ce les cellules photoréceptrices cylindriques (bâtonnets) qui entrent en jeu dans la vision nocturne et opèrent dans la perception des tonalités de gris. Pour en connaître plus sur le système visuel, nous suggérons la lecture de l’article de Margaret Livingstone, « Art, illusion et système visuel » Pour la science, Édition française de Scientific American, mars 1988, pp. 44 à 53.
[11] Jocelyn Jean, « Visions partitives », texte qui accompagnait l’exposition Dessins récents « Vision Partitives », Galerie Graff, Montréal, hiver 1985.