Jocelyn Jean
Réingénierie du Monde, Maison de la culture Frontenac et Maison de la culture du Plateau-Mont-Royal, Montréal, 2006
Située quelque part entre l’Amazonie et le cercle polaire, la Tentagonie est un petit territoire à la fois terrestre et maritime d’à peine quelques arpents. Si l’on vient du nord-est, sa configuration, d’une géométrie toute simple, ressemble à une maison. Si l’on arrive du sud-ouest, on dirait une flèche. Ses rares voisins sont charmants.
Le nom « Tentagonie » est une contraction des mots tentation et agonie. Déjà, ce nom en dit un peu sur la psychologie de ses habitants (deux humains, un félin, trois lièvres, cinq écureuils et une dizaine de suisses [tamias], quelques musaraignes et autres bestioles du même acabit, plusieurs milliards d’insectes, une grande variété d’oiseaux, des mollusques, des crustacés, des plies, des méduses, du poisson et une quantité innombrable de végétaux). Lors du référendum, le nom Désiragonie avait reçu un nombre supérieur de votes, mais pour d’obscures raisons de phonétique ou de politique, ce nom n’avait pas été retenu lors de l’adhésion du pays au concert des nations.
La structure sociale assure à chacun de ses habitants une fonction spécifique. Par exemple, le félin assume le temps, tandis que les milliards insectes s’occupent de l’animation sociale. Les mouettes ont la charge de la salubrité, de l’enlèvement des ordures et de l’entretien du territoire, les corneilles de la surveillance et de la sécurité, les végétaux de l’assainissement de l’air et de l’aménagement. Les autres se partagent le ravitaillement, la cueillette, le laisser-faire et le rien-faire.
L’économie de la Tentagonie, basée sur le libre-échange, est largement déficitaire, au profit des grands conglomérats qui lui fournissent énergie, denrée et loisirs télévisuels. Ses habitants ne se préoccupent ni du développement durable, ni de l’exploitation des ressources naturelles pourtant abondantes, ni de son potentiel touristique qui pourraient, sur le plan strictement financier, leur rapporter énormément.
On n’en sait guère plus sur cette contrée, le Service des relations publiques et le Ministère des Affaires extérieures et de l’Information ayant été abolis à la suite de la rationalisation du budget de l’état. Les fonctionnaires de ce service et de ce ministère ont été affectés à d’autres besognes.
J’habite un caillou : Je reviens sur mes pas est l’œuvre qui représentera officiellement la Tentagonie lors des événements publics de la Réingénierie du Monde. Ce tableau, choisi à l’unanimité par l’ensemble des habitants en tant qu’emblème de la nation, sera à son retour utilisé comme drapeau, hissé et laissé au mat jusqu’à ce que le noroit lui ait extirpé tout son contenu. L’œuvre, bien qu’elle soit le fondement de la Tentagonie, ne lui survivra pas. Il en est ainsi en Tentagonie où la résistance des institutions et des symboles est constamment mise à l’épreuve; c’est une loi naturelle inscrite dans la constitution du pays. D’ailleurs, il me faut préciser que J’habite un caillou : Je reviens sur mes pas est l’Article 1 de cette constitution. À ce titre, il vous faut considérer ce tableau comme étant la pierre angulaire de la nation tentagonisante.
© Jocelyn Jean, Ambassadeur bénévole de la Tentagonie, juillet 2006