Sophie Morin
Jocelyn Jean « Marines et autres horizons », Galerie Graff, Montréal. 11 septembre — 18 octobre 2003
Peut-on peindre sans toile, pinceau ou pigment? Si la réponse à cette question peut sembler évidente a priori, elle ne l’est sans doute pas a posteriori lorsque l’on se présente devant les oeuvres récentes de Jocelyn Jean. L’artiste, qui se définit avant tout comme peintre, fait écart à sa production habituelle en nous proposant dans l’exposition Marines et autres horizons des impressions numériques sur papier photographique. Si ces oeuvres ne constituent pas de la peinture à proprement dit, elles en présentent toutefois plusieurs aspects, ce qui pose le problème de leur catégorisation par le sujet récepteur.
Comme nous l’avons souligné ailleurs1, l’hybridité d’une oeuvre ne saurait être pensée et reconnue hors d’un quelconque processus de classification, puisque la reconnaissance de l’hybridité sous-tend nécessairement la reconnaissance du croisement de classes conceptuelles. Les oeuvres récentes de Jocelyn Jean constituent un bon exemple d’hybridation de classes artistiques conventionnellement établies, d’autant plus que l’artiste s’emploie précisément à confondre le spectateur sur ce qu’il voit. Si les artistes n’ont certainement pas attendu l’avènement du numérique pour faire s’hybrider les genres, les styles et les médiums (nous n’avons qu’à penser à toutes ces oeuvres qualifiées de « post-modernes » 2), l’ordinateur offrirait néanmoins, tel que le propose Couchot, de « nouvelles possibilités techniques de mélanges et de croisements entre les composantes de l’image » 3, s’affichant dès lors comme un « moyen d’hybridation par excellence ». 4
Les oeuvres de Jocelyn Jean présentées dans Marines et autres horizons ont été conçues à partir de petites photographies-souvenirs, sur lesquelles l’artiste a fait s’agglomérer toutes sortes de débris provenant de son atelier : pellicules d’acrylique séché, poussières, fils, bouts de laine, etc. Une part d’aléatoire et de hasard intervient à cette étape-ci du processus de création, mais l’encodage numérique des maquettes photographiques permet à l’artiste de retravailler les contrastes colorés5 ainsi que l’organisation spatiale des débris sur l’espace-plan de l’image digitale. Cette façon de faire rappelle l’organisation planaire de la peinture puisque les fragments colorés sont disposés sur la surface plane de l’image selon une idée générale de composition. Ce faisant, Jocelyn Jean oppose deux types d’organisation spatiale dont l’une affirme davantage l’espace plan de l’image (ce qui évoque, bien entendu, l’un des préceptes du modernisme pictural) et l’autre, l’espace perspectiviste très souvent associé à la représentation photographique analogique. Agrandis et imprimés sur papier photographique, de moyens et grands formats, encadrés et présentés au mur selon un accrochage qui privilégie davantage la proximité au corps plutôt qu’au regard6, ces nouveaux espaces de représentation sèment un doute chez le spectateur quant à leur nature véritable. L’utilisation d’un mode numérique et non analogique pour le transfert photographique des supports maculés de matière permet à Jocelyn Jean de rendre parfaitement les textures de celles-ci7. Le regardant peut ainsi aisément reconnaître des matériaux divers tels que laine, poils de pinceau et surtout, matière picturale solidifiée. Si la plupart des fragments colorés n’ont pas gardé la trace d’un quelconque coup de pinceau qui aurait pu trahir le geste de l’artiste (Le fantôme de l’atelier) serait toutefois l’exception à la règle puisque l’on y retrouve à quelques endroits la trace de l’outil privilégié du peintre), ces minces films de couleur aux contours informes et à la texture particulière évoquent, pour qui en a déjà vu, ces accumulations d’acrylique séché que l’on arrache telles des pelures de la palette de l’artiste.
Mais ce réalisme accru des qualités texturales des matières utilisées par Jocelyn Jean permet surtout à l’artiste de tromper l’oeil du spectateur sur la supposée présence de ces fragments matériels. Ceux-ci semblent en effet réellement reposer sur la surface du support — ce qui peut a priori faire croire à une oeuvre picturale — mais un rapprochement du sujet à l’objet d’art dévoilera l’unification matérielle des composants et du plan de l’image. Il semble que cette illusion de réel soit rendue possible par l’effet de vraisemblance caractéristique de la photographie, effet qui fut trop longtemps négligé au seul profit du processus de production indiciel du médiums8. Ces oeuvres aux apparences photographiques ne produiraient donc pas l’effet d’absence ou de « ça a été » caractéristique de ce type d’images selon certains auteurs9 (ce qui pourrait toutefois être ressenti devant le « fond » photographique des oeuvres exposées), mais produiraient plutôt un effet de présence indéniable (celle des fragments colorés qui épousent la surface du support), lequel est davantage attribué par Vauday aux oeuvres picturales10. Nous assisterions ici, avec ces nouvelles propositions de Jocelyn Jean, à un renversement des lois habituelles qui régissent le procédé du trompe-l’œil, dispositif relevant traditionnellement du domaine de la peinture. En effet, l’artiste n’utilise pas de moyens picturaux afin de mimer le réel ou encore le médium photographique11, mais utilise plutôt les technologiques photonumériques afin de représenter la peinture de façon illusoire.
Parce qu’elles se présentent comme lieux de rencontre incongrue entre des composants iconiques disparates, les images composites de Jocelyn Jean rappellent également les techniques d’assemblage du collage et du photomontage. La précision des opérations infographiques permet toutefois à l’artiste d’exporter des fragments colorés d’une image à une autre, l’artiste s’étant ainsi créé une véritable banque de textures virtuelles12. Mais la numérisation et l’agrandissement des maquettes photographiques permettent surtout à Jocelyn Jean de jouer plus particulièrement sur la notion d’échelle de la représentation : le point de vue très rapproché, presque microscopique, qui porte sur les débris du premier plan s’oppose en effet au point de vue plus distal du « fond » photographique — très souvent paysagiste —, créant ainsi une tension visuelle, voire une discontinuité spatiale entre deux espaces perceptuels antagonistes. Cette cohabitation de points de vue antinomiques se retrouve également dans l’appréhension des fragments colorés du premier plan qui peuvent tantôt être perçus comme débris agrandis, tantôt comme continents imaginaires13, évoquant alors un point de vue davantage « aérien » que proximal. En passant par le numérique pour importer des préoccupations entre autres picturales dans le domaine de la photographie, Jocelyn Jean use du virtuel pour représenter, voire simuler ce qui appartient habituellement au domaine spécifiquement objectal de la peinture. L’ordinateur permettrait donc à Jocelyn Jean de créer des oeuvres fondamentalement hybrides quoique les préoccupations picturales de l’artiste oblitèrent souvent les particularités de l’espace photographique. En effet, tout semble avoir été mis en oeuvre dans ces impressions numériques pour attirer l’attention sur l’espace-plan de l’image (entre autres, la netteté des fragments, leur échelle de représentation ainsi que leurs couleurs saturées) tandis que l’espace perspectiviste d’arrière-plan est souvent obstrué, voire complètement camouflé par l’organisation planaire des composants « picturaux » du premier plan (laquelle évoque, dans une oeuvre comme Poussières de tempête, un mode d’organisation spatiale all over). En cela résiderait d’ailleurs le paradoxe inhérent à cette récente production de Jocelyn Jean : sous des apparences d’images photographiques, les oeuvres exposées dans Marines et autres horizons mettent de l’avant un propos spécifiquement pictural, quoique l’artiste ne recoure nullement à la matérialité habituelle des pigments et de la toile mais bien au pixel de l’image numérique.
© Sophie Morin, Revue ETC. no.65, mars, avril, mai 2004
1 Sophie Morin, Pour une catégorisation de la peinture actuelle : trois cas d’oeuvres québécoises, Mémoire de maîtrise en études des arts, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2002, 158 p.
2 Voir à ce sujet la notion d’esthétique de l’impureté que développée par Guy Scarpetta dans son ouvrage L’impureté, Grasset et Fasquelle, 1985, 389 p.
3 Edmond Couchot, « Les promesses de l’hybridité numérique, prolongement et renouvellement des arts figuratifs », Images numériques, l’aventure du regard, École régionale des beaux-arts de Rennes, 1997, p. 31.
4 Ibid.
5 La luminosité des couleurs employées par Jocelyn Jean est particulière à l’ordinateur et n’aurait pu être reproduite à l’aide de moyens uniquement picturaux. Précisons également que l’emploi de forts contrastes colorés demeure inhabituel dans la production de l’artiste qui nous avait habitués jusqu’ici à des surfaces davantage monochromes.
6 L’artiste a en effet privilégié un accrochage des oeuvres plus bas que la norme, ce qui rapproche les œuvres du corps du sujet et nécessite un abaissement du regard.
7 Selon Claude Gudin, le scanner nous livrerait une « empreinte photonique parfaite de l’objet visé », contrairement au processus chimique de la photographie qui n’optimiserait pas la rencontre des molécules et des photons (« Cyprès, face à l’image réinventée, l’art et la photographie numérique », Art/phtographie numérique, l’image réinventée, -en-Provence, CYPRES, 1995, p. 10-11)
8 Ce serait entre autres l’opinion de Marcel Blouin pour qui l’intérêt porté envers le seul « processus de fabrication de l’empreinte lumineuse » (c’est-à-dire l’acte photographique) fait négliger « l’effet de ressemblance ressenti par le spectateur lors de la perception de l’objet photographie » (Marcel Blouin, Problématique de la représentation production et analyse d’une série photographique faisant usage des technologies numériques, Mémoire de maîtrise en études des arts, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2001, p. 8).
9 Nous pensons entre autres à Patrick Vauday (La peinture et l’image, y a-t-il une peinture sans image ?, Nantes, Pleins Feux, 2002, 75 p.( et Roland Barthes (La chambre claire, notes sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, 1980, 192 p.).
10 Patrick Vauday, op. cit., p. 75.
11 Nous pensons ici aux pratiques de l’art hyperréaliste.
12 L’œuvre Les glaces de novembre représenterait l’aboutissement d’un tel processus de dématérialisation puisque cette image fut entièrement créée en mode numérique, sans passer par l’étape du recouvrement matériel de photographies.
13 On retrouve dans la production antérieure de l’artiste cet intérêt marqué pour la cartographie, qui ne constitue en fait qu’un autre point de vue sur le paysage.