La souris avait du mal à imaginer à quoi pouvait ressembler un tigre de la taille d’une maison. Elle s’épuisait à mesurer en pensée l’espace trop étroit, l’échine du fauve coincée contre la toiture, les murs trop rapprochés qui comprimaient ses mouvements. Peut-être les autres rongeurs auraient-ils forgé de toutes pièces cette histoire pour l’éloigner du garde-manger de la maison? Pour l’intimider peut-être encore davantage, ils lui auraient aussi raconté que vers l’aube, dans son habit aux rayures orangées, ce gardien de la nuit poussait des rugissements de bête piégée qui troublaient dans leur sommeil les chiens de la maison. La souris fit quelques pas, ramena sa longue queue sous elle. Elle avait en horreur toute affabulation. Dans les champs, les premiers grains de pluie s’étaient mis à tomber. © Gilles Lapointe
Jeu de citations : qui ne pensera devant Le tigre et la souris aux fables de La Fontaine, à sa vision anthropomorphique si morale? Le rat des villes et le rat des champs, mais aussi le rat et le lion, qui a toujours besoin d’un plus petit que soi pour ronger les mailles de son filet… Contre ces proverbes et clichés, ce collage transmet une leçon écologique d’une autre farine. Cette maison est pleine de grands fauves (il y a décidément beaucoup de félins sauvages dans ce bestiaire), hyperboles de ce chat domestiqué qui fera la chasse au rongeur (on le voit ici du point de vue de la souris, qui magnifie son adversaire). Car l’un des fléaux les plus redoutés de toute maisonnée s s’incarne bien dans cette souris qui vient du dehors et risque de gâter ses réserves de grain empilées dans le grenier (la haine du rat est liée, dans l’histoire humaine, l’agriculture et surtout au stockage des récoltes). Cette souris, vue de dos ne laisse pas d’inquiéter, moins par sa face occupée à grignoter on ne sait quoi, que par les queues coupées de ses complices, petits vers de terre qui suggèrent une hydre pouvant se multiplier et se reformer à loisir. Terreur ancestrale de l’homme devant tout ce qui grouille et rampe, tout ce qui se reproduit de manière désordonnée et échappe à son contrôle. La souris est toujours sous le signe de la mauvaise reproduction, de la prolifération, de l’impureté.
Quant au félin, à moitié aux aguets, à moitié au repos, mi-tigre mi-léopard, il s’offre dans une curieuse distorsion, l’effet menaçant de la tête de Delacroix annulé par la sensualité du trait de Kyosai (le découpage expose la douceur du ventre). Anecdote amusante et pleine d’enseignement quant à la pratique du détournement à l’œuvre ici : ce tigre aurait été peint d’après nature. Or il n’en existait pas au Japon. © Ginette Michaud
Introduction Les pensées du tigre Sur le dos du porc-épic Les peurs du chien La curiosité surprise Le rhinocéros, le mouton, la chèvre et le chien Un sourire coquin