Le rhinocéros s’était soudain immobilisé. Il avait croisé mille fois ses semblables dans leurs déplacements fréquents. Le chien, le mouton, la chèvre avaient des têtes qui lui revenaient tout simplement. Depuis l’interminable descente de l’Arche, il croyait s’être fait à l’idée de ces rencontres de hasard. Ce poil laineux repoussant, cette truffe avide qui fouissait le sol avec impudeur, ce maigre sabot qui résonnait sur les pierres l’indisposaient comme au premier jour.
Certaines de ces espèces serviles broutaient une herbe sauvage qui lui coûtait bien des pas. À la vue de sa masse redoutable les intrus reculèrent d’instinct. Le rhinocéros, avec satisfaction, attendit encore un instant avant de reprendre son trot habituel dans la direction opposée. La suffisance, chez lui, avait la peau épaisse des orgueilleux. © Gilles Lapointe
L’art est aussi affaire de sexe, de nez et de flair, c’est ce que nous rappelle ce collage. La truffe irrévérencieuse du chien de Colville reniflant la croupe d’une chèvre (c’est ce que le titre nous dit, mais est-ce si sûr? cet arrière-train nous fait plutôt penser par sa précision au trait érotomane de Picasso) fait ici office de flèche, fonctionnant, comme souvent dans les tableaux des grands maîtres, à titre d’index qui montre ce qu’il y a à voir — et parfois aussi ce qu’on ne devrait pas, ce qu’on ne pourrait voir (l’ob-scène, le hors champ, l’irreprésentable).
Le museau du chien pointe donc le trou qui articule toute la représentation, et à plus forte raison lorsqu’il est question de bestiaire : la sexualité, les accouplements (les naturels et les autres), les copulations ininterrompues (le mouton et la chèvre sont particulièrement insatiables sur ce chapitre). Pourquoi ne pense-t-on pas plus souvent à toutes ces fornications, ces mélanges en tous genres qui ont du survenir pêle-mêle, tête-bêche, devant derrière, sur l’Arche? Imaginez les têtes à queue surprenants : un rhinocéros avec un mouton, un chien et une chèvre, les combinaisons sont infinies…
Le chien accomplit son instinctuel devoir de reconnaissance mais, ironiquement, son identification demeure pour le moins partielle : quelle proie ce chasseur ramènera- t-il du bestiaire iconographique? La figure reste incomplète, et pourtant elle nous apprend plus par le vide que par le plein (il y a quelque chose de zen dans ces collages, où la présence orientale est partout diffuse).
La ronde des regards se fait dans Le rhinocéros, le mouton, la chèvre et le chien franchement circulaire, mimant l’incessante opération de pillage de l’art où, à travers les cycles et les périodes de l’histoire, les techniques, de plus en plus pressées les unes sur les autres, peuvent changer, mais sans progrès : qui, de la fine surface texturée de la carapace dessinée par Dürer (qui n’avait jamais vu de vrai rhinocéros, mais seulement la copie d’un dessin qui lui fut envoyée de Lisbonne) à l’effet photographique secrété par la peinture perversement hyperréaliste de Colville, qui dit plus vrai? © Ginette Michaud
Introduction Les pensées du tigre Sur le dos du porc-épic Les peurs du chien Le tigre et la souris La curiosité surprise Un sourire coquin